Les Vendeurs avaient rendez-vous avec le Client. Cela faisait un moment que ce Client exprimait toutes sortes de besoins. Il était temps que les Vendeurs fassent leur travail de représentants de la Corporation, qu’ils écoutent ces demandes et rapportent le tout à la Corporation. La Corporation fournissait divers services à ce Client, ça représentait des sommes très importantes, question chiffre d’affaires. Bref, il s’agissait-là sans aucun doute d’un Client Important. La réunion fut assez brève. Après que les Vendeurs lui eussent demandé de résumer ses besoins les plus pressants, le Client Important dit tout simplement : « Nous voulons le beurre et l’argent du beurre. C’est ce que nous attendons de votre Corporation. Nous savons que nous sommes un Client Important et cela nous donne donc le droit d’être difficiles. Le beurre et l’argent du beurre, voilà ce que nous voulons. Et rien de moins. » Les Vendeurs, d’abord un peu surpris, acquiescèrent vivement : ah, bien sûr, le beurre et l’argent du beurre, mais oui, vous ne méritez rien de moins cher Monsieur le Client, pas de problème, nous devrions pouvoir vous donner ça très bientôt, pas de problème, cher Monsieur le Client. Mais le Client Important reprit la parole et ajouta : « Oui. Et bien sûr, compte tenu de tout le business que nous vous apportons, compte tenu de notre importance, nous voulons cela gratuitement. De toute façon, nos avocats nous assurent que le beurre et l’argent du beurre devrait déjà faire partie intégrante de votre prestation de service, en vertu du contrat qui nous lie depuis deux ans. Oui, c’est bien cela : nous exigeons le beurre et l’argent du beurre, gratuitement et dans les plus brefs délais. » Entendant cela, Les Vendeurs s’inclinèrent bien bas : mais bien sûr, ces demandes nous semblent tout à fait raisonnables, nous allons tout de go réclamer votre dû auprès de la Corporation, vous pouvez compter sur nous, vous aurez tout cela, sinon plus, et dans les plus brefs délais, pas de problème. Et, tout excités d’avoir eu une commande formelle du Client Important, les Vendeurs s’en retournèrent au siège social de la Corporation au pas de course.
De retour à la Corporation, les Vendeurs convoquèrent les Ingénieurs. Ceux-ci étaient responsables de mettre en œuvre les services qu’eux, les Vendeurs, vendaient (ou offraient gracieusement) aux clients de la Corporation. Les Vendeurs rapportèrent aux Ingénieurs les demandes du Client Important : « C’est fort simple : ils veulent le beurre et l’argent du beurre. » Les Ingénieurs s’étouffèrent dans leur café. « Quoi? Mais c’est une blague! Ça n’a pas de sens! Ou bien on leur offre le beurre, ou bien l’argent du beurre, mais pas les deux! C’est impossible! » Mais les Vendeurs insistèrent : « Écoutez, il s’agit d’un Client Important. Vous savez tout le business qu’il nous apporte. Ce Client Important paye essentiellement nos salaires. Nous nous devons de répondre à ses désirs. Et de toute façon, nous avons pris des engagements. Nous lui avons d’ores et déjà promis de lui livrer le beurre et l’argent du beurre dans les plus brefs délais. » Les Ingénieurs n’en croyaient pas leurs oreilles : « Mais c’est de la folie! Que ça soit dans les plus brefs délais ou pas, on ne peut tout simplement pas donner à ce client le beurre et l’argent du beurre! Techniquement et financièrement, ça ne tient pas la route! » Les Vendeurs eurent beau insister, les Ingénieurs se montraient intraitables. Ils n’en démordaient pas : ce besoin du Client Important était irréaliste, déraisonnable et impossible à combler.
Les Vendeurs entrèrent alors dans une grande colère. Ça ne se passerait pas ainsi. Le Client avait toujours raison et par transitivité, les Vendeurs aussi. Ils convoquèrent dont le Grand Comité de Direction Corporatif pour faire valoir l’importance pour la Corporation de répondre aux désirs du Client Important. Le Grand Comité de Direction Corporatif mettait en scène les Directeurs de tous les départements de la Corporation – les Ventes, l’Ingénierie, les Finances et les Opérations – ainsi que le Président. Le Chef des Vendeurs présenta le dossier : « L’heure est grave. Le Client Important veut et exige le beurre et l’argent du beurre. Si nous ne lui donnons pas cela, les bonnes relations que nous entretenons avec ce Client Important sont en péril. Déjà, il évoque nos obligations et d’éventuelles poursuites. Sans compter que notre contrat actuel avec ce Client Important vient à terme dans un an. Serons-nous même considérés lors d’un appel d’offres futur si nous ne sommes pas même capables de lui donner le strict minimum, c'est-à-dire le beurre et l’argent du beurre? Sans compter que nous, les Vendeurs, avons déjà pris l’engagement formel de livrer cela au Client Important dans les plus brefs délais. La parole de la Corporation est en jeu. » Le Chef des Ingénieurs prit alors la parole : « Chers collègues, tout ceci est à notre avis un malentendu. Il est impossible que la Corporation donne à la fois le beurre et l’argent du beurre. Non seulement cela n’est pas faisable en pratique, mais de toute façon, même sur un plan strictement théorique, cela serait suicidaire. Nous sommes désolés, mais cette demande est non recevable par le département d’Ingénierie. » « Encore une fois », lança à voix basse le Chef des Vendeurs, dépité. La pique, qui n’avait pas échappée au Chef des Ingénieurs, le fit protester vivement. Les esprits s’échauffèrent, le ton monta. Le Président appela les participants du Grand Comité de Direction Corporatif au calme. « Nous devons nous montrer raisonnables et logiques, dit-il. » Il s’adressa au Chef des Vendeurs : « Je veux être sûr de bien comprendre. Vous avez bien dit que ce Client Important demande le beurre et l’argent du beurre. L’un et l’autre. C’est bien cela? » « Oui, répondit le Chef des Vendeurs. L’un et l’autre. C’est bien cela Monsieur le Président. » Le Président se tourna ensuite vers le Chef des Ingénieurs. « Vous êtes bien sûr qu’il est impossible de réaliser ce souhait, lui demanda-t-il. Je veux dire, n’y a-t-il pas moyen, en contournant les limites de nos systèmes de production, voire les contraintes de la physique et du gros bon sens, de trouver une solution magique pour répondre à ce besoin? » Mais le Chef des Ingénieurs était formel: « Non, Monsieur le Président, cela est impossible. Le beurre, d’accord. L’argent du beurre, pourquoi pas. Mais les deux, non, désolé, c’est impossible. » Le Président fronça les sourcils et garda le silence un moment. Les autres attendirent avec respect. Enfin, interpellant le Chef des Finances, le Président demanda : « Et que représente dans les faits pour la Corporation ce client que nous croyons important? Pouvons-nous nous permettre de l’envoyer paître avec son beurre et l’argent de son beurre? » Le Chef des Finances toussota, replaça ses lunettes et répondit : « Monsieur le Président, ce client est bel et bien important. Il représente vingt pour cent de notre chiffre d’affaires. Et bien que nous lui ayons concédé une tarification fort avantageuse, bien que par conséquent ce Client Important ne représente en fait qu’une infime partie de notre marge bénéficiaire, le volume d’affaires qu’il représente est vital pour notre bilan. Sans compter le risque d’image que représenterait une poursuite de sa part. Non, je crois que la situation est grave. Important, ce client l’est, il ne fait aucun doute. » Alors le Président déclara solennellement : « Chers collègues, l’heure est grave. J’irai donc en émissaire, accompagné du Chef des Ventes, rencontrer le PDG du Client Important. Nous discuterons de cette problématique, négocierons avec vigueur et trouverons sans nul doute un terrain d’entente. » Il demanda alors au Chef des Ventes de convier le Client Important dans un des grands restaurants de la ville, question d’avoir un cadre digne de la gravité des affaires qui allaient s’y négocier.
La rencontre eut lieu la semaine suivante. D’entrée de jeu, le Président de la Corporation aborda la question épineuse : « Ainsi donc, dit-il au PDG du Client Important, vous demandez que nous vous donnions le beurre et l’argent du beurre? » Le PDG du Client Important confirma : « Oui, en effet. » Le Président de la Corporation décida d’entrer sans tarder en mode de négociation et de frapper un grand coup. Il lança: « Mais que diriez-vous que nous ne vous fournissions que le beurre? Ou alors l’argent du beurre? Mais pas les deux en même temps? » « Pas question, coupa le PDG du Client Important. Pour nous c’est les deux ou rien. » Le Président de la Corporation prit son air le plus sérieux pour déclarer : « Je serai honnête avec vous. Je comprends que le Chef des Ventes vous ait fait certaines promesses. Or, notre département de l’Ingénierie est formel: nous ne pouvons pas vous fournir à la fois le beurre et l’argent du beurre. Ça nous est tout simplement impossible. Nous devrons donc discuter d’une solution alternative. » Le PDG du Client Important fit la moue. « Écoutez, répondit-il, cela n’est pas mon problème. Vous n’avez qu’à faire le nécessaire. En affaires, nous le savons tous, rien n’est impossible. D’ailleurs, un de vos concurrents nous a déjà indiqué pouvoir nous donner le beurre et l’argent du beurre. En fait, il nous a même promis davantage : il s’est engagé à nous donner mer et monde. » « Mer et monde?, répéta le Président de la Corporation, incrédule. » Discrètement, le Chef des Vendeurs hocha la tête affirmativement. Le Président de la Corporation déglutit, puis résuma la situation : « Donc, si je comprends bien, c’est non négociable. C’est le beurre et l’argent du beurre ou rien du tout. » « Oui, fit le PDG du Client Important. C’est aussi simple que cela. Sans compter les éventuelles poursuites. » Puis, se fendant d’un grand sourire, il mit fin à la discussion en disant : « Allons, c’est entendu. Nous attendons maintenant votre proposition écrite. Et permettez-moi de prendre l’addition. » « Mais non, mais non, fit le Président de la Corporation. Je vous en prie, c’est nous qui invitons. » Le PDG du Client Important n’insista pas.
Le Président de la Corporation et le Directeur des Ventes rentrèrent au bercail. Le Président convoqua dans son bureau ses Directeurs pour un Grand Comité de Direction Corporatif improvisé. Il résuma la situation en ces termes : « Chers collègues, il semble que nous n’ayons pas le choix. J’ai eu beau négocier avec fougue, rien à faire, notre Client Important ne bouge pas de sa position. Il nous faudra donc lui donner le beurre et l’argent du beurre. »
La Corporation mit donc en branle un Grand Projet Utopique. Six mois et deux millions en investissement plus tard, la Corporation fut à même d’offrir à son Client Important la margarine et une partie de l’argent de la margarine.