Son patron lui demanda de préparer un sommaire exécutif. « Quelque chose d’assez bref qui présente notre projet », avait-il dit. « Ça s’adresse à la haute direction. »
Olivier s’attela à la tâche. Il coucha sur papier tous les éléments qui lui semblaient nécessaires à la compréhension et surtout à l’adoption du projet en question : ce qui en avait motivé l’étude, les objectifs poursuivis, l’argumentaire justifiant le bienfondé du projet (besoins du marché, avantages stratégiques et concurrentiels, etc.), les activités requises pour sa réalisation, l’analyse de rentabilité et la recommandation d’aller de l’avant avec ce projet « porteur » et « structurant ». Il plancha sur ce texte deux jours durant, en essayant de ne rien oublier d’important, histoire que la démonstration soit magistrale, qu’elle ne laisse place à aucune critique et que le projet soit entériné rapido presto. Parce qu’au fond, c’était ça le but du document. De convaincre les patrons d’acquiescer à la suggestion d’investir un million dans ce projet qui promettait d’en générer quatre sur une période de cinq ans. Enfin, lorsqu’il fut satisfait du résultat, Olivier constata que le document faisait sept pages. « Peut-être un peu long, pour un sommaire exécutif », se dit-il. Mais il en imprima néanmoins deux copies et prit rendez-vous avec son patron pour réviser le tout. Et en effet, son patron fut catégorique : « Ah, non, sept pages, c’est trop. » Il expliqua à Olivier que la haute direction était composée de personnes extrêmement occupées, qui n’avaient pas beaucoup de temps pour lire des documents avant les réunions de direction. Il fallait faire plus court. Était-il possible de couper, de ramasser l’argumentaire? C’était un sommaire exécutif, après tout, pas une étude détaillée. Olivier acquiesça, voyant très bien les lacunes de ce premier jet. Il promit à son patron de lui envoyer une version abrégée dans les plus brefs délais.
Olivier se remit à la tâche. D’abord, il réduisit considérablement la mise en contexte. Ensuite, il se limita à survoler les objectifs et résuma l’argumentaire. Il synthétisa l’analyse financière. Enfin, il coupa un peu dans la formulation de la recommandation. À la relecture, il lui apparut que la trame s’avérait peut-être un peu vague pour le non-initié, mais qu’il avait tout de même réussi à préserver l’essentiel du document original. Par-dessus tout, il avait réussi à réduire le document à trois pages. Et le message demeurait positif, appelant les patrons à donner leur aval au projet. Fier de son travail, Olivier imprima cette nouvelle version et en remit copie à l’adjointe administrative du patron en précisant: « Pour révision par le patron.» Dès le lendemain, son patron répondit par un courriel de trois mots, envoyé de son Blackberry: « Encore trop long. »
Un peu découragé, Olivier tenta de se mettre dans la peau d’un de ces directeurs exécutifs à l’agenda si chargé, victime sans doute d’un sérieux déficit d’attention, et qui devait prendre des décisions valant un million de dollars en quelques minutes à peine. Olivier ne portait pas de jugement. Il se sentait solidaire des contraintes qui étaient celles de son patron, lui qui devait affronter ces Very Important Persons armé uniquement d’un document, en vue de les convaincre de dire oui et de cracher des tonnes de fric. Il acceptait le fait que son patron savait bien mieux que lui ce qui aiderait ou nuirait à ce projet. Il faudrait donc faire plus court. Il décida d’éliminer la mise en contexte, qui ne semblait plus tout à fait nécessaire compte tenu des circonstances. En introduction, il se limita à mentionner l’objectif principal du projet. Il mitrailla ensuite une liste télégraphique des avantages, suivie d’un chiffrier financier, sans plus de commentaire. Il résuma la recommandation en une phrase. Enfin, il diminua un peu la taille de la police de caractères, question que le tout tienne sur une page. Il n’était pas particulièrement fier du résultat, qui lui semblait laconique et nébuleux, mais les messages principaux subsistaient : ce projet était bon, il fallait y aller. Il achemina le document à son patron.
Deux jours passèrent. Puis, par hasard, il croisa son patron dans l’ascenseur. Celui-ci lui indiqua qu’il avait révisé le document avec son patron à lui, un des exécutifs, et que le commentaire principal de sa part était en deux points : (a) il n’était pas certain de bien comprendre les tenants et les aboutissants de ce projet et (b) ce document était trop « dense » pour le comité de gestion; personne ne se donnerait la peine de lire une pleine page en Arial 8 points. La consigne était donc : plus de clarté, moins de texte. Olivier hocha positivement la tête, quoique dubitatif.
De retour à son bureau, il considéra les nombreuses versions du document. Il lui semblait qu’il n’était plus possible de résumer davantage. Il se rendit à la cafétéria, question de réfléchir un peu à la question en sirotant un café noir. Ce résumé du résumé du résumé représentait un défi professionnel en apparence insurmontable. Comment distiller l’essence de ce projet, sur lequel avaient planché des dizaines de collègues depuis des mois, en moins d’une page? Et de façon à ce que les grands patrons l’autorisent? Il retourna à son bureau. Réfléchit un moment. Enfin, il se résolut à résumer toute la question en un message Twitter de 140 caractères :
« Ce projet est vraiment super top. Il permet de générer des revenus de 4 millions pour un investissement de seulement un million. Oui ou non? »
Une semaine plus tard, son patron lui envoya une réponse en DM :
« Projet refusé. Argumentaire pas convainquant. »