Imaginez un univers théorique. Un monde dans lequel il existerait un aliment gras et salé qui agirait de façon très efficace sur les centres du plaisir du cerveau humain. Cet aliment ne coûterait presque rien à produire, procurerait beaucoup de plaisir à celui ou celle qui le consomme, mais n’apporterait pas vraiment d’autres nutriments que des sucres lents et des gras. Et il serait très salé. On commencerait à manger de cet aliment et, inévitablement, comme il procurerait beaucoup de plaisir, on voudrait en manger encore et encore. Ce pourrait être, disons, des pommes de terre en fines tranches, qu’on ferait frire dans de l’huile végétale, puis qu’on salerait abondamment. Vous voyez le genre.
Or, imaginez que cet aliment soit vendu en sacs de 40 grammes. Imaginez que cette quantité ne représenterait qu’une petite, toute petite portion. Mais puisque ça serait très savoureux et que ça donnerait le goût d’en manger encore et encore, on arriverait au fond du sac et on serait frustré. On en aurait voulu davantage. On se trouverait alors dans un état de manque. Cette situation ne serait-elle pas cruelle? L’univers permettant un tel système – un aliment qui provoque une envie d’en consommer beaucoup, la vente en portion très petite, la frustration du consommateur – cet univers ne serait-il pas par définition vicieux?
Bon. Imaginez maintenant que dans ce monde théorique, puisque l’aliment hyper-savoureux serait vendu en portion très petite et que les consommateurs en seraient frustrés, imaginez que cet univers possèderait une certaine logique (ou en tout cas se conformerait au principe de l’offre et de la demande) et qu’on y offrirait par conséquent aussi cet aliment en portion plus grande. Disons, une portion familiale, un sac de 220 grammes, ou même 320 grammes. Au passage, précisons que cet aliment, tout jouissif que soit son ingestion, finirait quand même tôt ou tard par faire ressentir au consommateur une sensation de satiété. Si 40 grammes sembleraient insuffisant, qu’en serait-il de 220, voire 320 grammes? Eh bien, dans cet univers, un humain normalement constitué serait tout à fait en mesure de consommer une telle quantité de cet aliment avant de ressentir la satiété au point de devoir cesser de manger. Par contre, du point de vue de son métabolisme, cette quantité représenterait trop de nutriments. On voit donc que quiconque ouvrirait un gros sac (200 ou 320 g) de cet aliment et commencerait à en manger serait tôt ou tard confronté au besoin de tenter de créer un équilibre entre (a) le plaisir qu’il ressentirait encore et toujours à ingérer l’aliment et (b) le sentiment de satiété qu’entraînerait son ingestion. On pose toutefois l’hypothèse que la plupart des humains de cet univers théorique auraient la volonté d’arrêter de manger avant de se rendre malade. Cependant, la plupart de ces humains, s’ils ouvraient un gros sac de cet aliment, pourraient en manger tout le contenu, soit 220 ou 320 grammes, sans grand problème.
Or, à ce point de notre analyse, il faut préciser une caractéristique importante de notre univers théorique. L’aliment dont il est question, puisqu’il serait gras et salé, puisqu’il ne possèderait que peu de nutriments, puisqu’il n’apporterait à l’organisme que de l’énergie, eh bien, cet aliment n’aurait que très peu d’intérêt d’un point de vue diététique. En fait, si on en mangeait trop, il deviendrait carrément délétère. Voilà qui ajoute un élément de complexité! Car en effet, le consommateur devrait alors tenir compte d’une considération supplémentaire : en plus de la satiété, il devrait tenir compte que s’il mange de cet aliment en trop grande quantité, il pourrait y avoir des conséquences négatives sur sa santé. Pour compliquer les choses, les effets néfastes en question ne seraient pas immédiats. Par exemple, manger beaucoup de cet aliment ne causerait pas instantanément la pousse de verrues vertes dans le visage du consommateur. Non. La conséquence serait plutôt l’augmentation de la probabilité que le sujet soit frappé de divers maux de santé (obésité, hypertension, prévalence de troubles cardiaques, etc.) dans un avenir plus ou moins éloigné.
D’aucuns dirons que l’univers théorique que nous décrivons ici n’est rien de moins que pervers! Pourtant, puisque notre imagination est sans limite, ce n’est pas tout! En effet, l’opposition d’une part de la stimulation des centres du plaisir par l’ingestion de l’aliment dont il est question ici et d’autre part de la conscience des effets néfastes de l’aliment sur l’organisme, ferait se développer chez le sujet qui en consommerait un fort sentiment de mauvaise conscience. Parce qu’en effet, celui-ci saurait que s’il dépasse certaines limites (ces limites étant totalement inconnues), il pourrait en subir (selon une probabilité inconnue) les conséquences néfastes (conséquences dont la nature exacte demeurerait également inconnue).
En fin de compte, on obtient un système théorique dans lequel le sujet qui prendrait la funeste décision d’entamer un sac de cet aliment extrêmement satisfaisant aurait sans doute choisi un sac de format familial pour ne pas vivre la frustration suprême de ne pouvoir qu’en manger un tout petit peu (40 grammes), mais ce faisant, il mangerait une quantité importante du produit à ses risques et périls, en sachant parfaitement que l’aliment est néfaste si ingéré en grande quantité, mais que sa capacité à limiter sa consommation, et donc les risques reliés à cet aliment, serait en quelque sorte dépendante du degré de mauvaise conscience que cette consommation induit en lui.
À tout coup, le résultat serait le suivant : (a) le sujet aurait mangé une bonne quantité du produit; (b) le sujet aurait mauvaise conscient et (c) l’expérience générale laisserait au sujet un sentiment de dégoût de lui-même, plutôt que de plaisir (soit l’excitation des centres du plaisir du cerveau) ou même plus simplement de satiété (soit de ne plus avoir faim). Cette situation ne serait-elle pas horrible? Cet univers ne serait-il pas épouvantable?
Heureusement, cher lecteur, cet univers théorique n’est que le fruit de notre imagination. Nous pouvons donc vaquer à nos occupations quotidiennes sans nous soucier de toutes ces funestes considérations.