27 août 2010

Écrire

D’ici à ce que j’aie terminé l’écriture de ce roman, peut-être la race humaine se sera-t-elle éteinte, victime de sa voracité, de ses superstitions, de sa stupidité – l’homme qui court à sa propre perte, aveuglé, il se croit invincible, il croit qu’on peut étirer l’élastique encore un peu, que l’élastique pourra s’étirer indéfiniment, mais non, l’élastique finit par péter – ou victime d’un nouveau microbe virulent et mortel, de ceux qui sont trop résistants et qui se multiplient trop vite, dont on n’a pas le temps de trouver le remède, ce remède qu’on trouve souvent par chance, par essais et erreurs, mais un beau jour on pourrait ne pas y arriver à temps et le microbe aura le dessus, un truc pire que la peste, et l’humanité sera bel et bien rayée de la carte; peut-être l’Occident se sera-t-il effondré, sa population vieillissante n’étant plus capable de faire fonctionner sa machine, ses systèmes politique et économique devenus obsolètes, tout cela s’étant écroulé sous son propre poids, comme hier la chute de tant d’empires maintenant oubliés, car en effet tous les empires finissent pas s’effondrer, n’est-ce pas?; peut-être la langue française ne sera-t-elle plus en usage, les dernières personnes pratiquant cette langue ayant disparu, la toute dernière étant cette vieille femme de cent trois ans qui baragouine un créole qu’elle est la seule à comprendre, le français finalement supplanté par d’autres langues plus vivantes, plus utiles, moins complexes, et ce roman que j’aurai composé de peine et de misère sera-t-il la dernière bribe, l’ultime texte rédigé dans cette langue morte de sa belle mort; peut-être le Québec se sera-t-il anglicisé, se sera-t-il enfin fondu dans le melting pot nord-américain, mettant fin à cette résistance inutile, se ralliant enfin au plus grand nombre, parce qu’en effet à quoi bon écrire un roman pour six, sept millions de congénères quand au-delà ce notre petit horizon il y a tant de gens qui habitent un univers où les auteurs peuvent s’enrichir à vendre des livres en quantité industrielle, des livres qui sont de surcroît presque de facto traduits dans toutes les langues peu importe leur qualité intrinsèque puisque, et c’est bien normal, ils sont en anglais, une langue qui jouit d’une crédibilité supérieure, étant la langue de la culture mondiale, celle des science et de la diplomatie, et donc des arts supérieurs; peut-être ma vie aura-t-elle changé du tout au tout, ma femme me quittant, exaspérée par mon esprit casanier, écœurée par mon caractère, fatiguée de moi, et j’aurai peut-être aussi perdu mon emploi – crise économique, restructuration de l’offre et de la demande, attrition, les raisons de manqueraient pas – peut-être tout cela aurait-il dégénéré au point où je me retrouve à la rue, criblé de dettes, sans revenus, me mettant à boire, devenant un moins que rien, dormant l’hiver sur les bouches d’aération du métro, devenant une bête, ne sachant plus écrire, n’ayant plus la capacité d’écrire et de toute façon qui veut de la littérature d’un itinérant, qui s’intéresse aux hors-la-vie?; peut-être mourrai-je, victime d’un accident bête, heurté par une voiture en traversant la rue, une simple distraction, ou alors j’aurai trébuché dans l’escalier en descendant de chez moi, ou bien j’aurai été frappé d’un infarctus fulgurant au moment où je m’y attendais le moins, je ne sais pas, par exemple pendant que je suis à me préparer un thé vert, ou pire, je serai mort d’une mort lente, grugé par un cancer du genre de ceux qui prennent leur temps, qui savent bien qu’ils auront le dessus, ceux-là dont les médecins vous disent « Vous en avez pour six à douze mois » mais vous crevez au bout d’un an et demi, à bout de souffrance et de patience, et vos proches au salon funéraire de se féliciter que vous ayez quand même réussi à battre les pronostics. Peut-être que je poursuis l’écriture de ce texte en vain et qu’au final, peut-être serai-je seul, au sommet du Mont Royal, à la main la liasse des feuillets flétris de mon manuscrit, à regarder en bas Montréal brûler, à regarder le monde s’effondrer, sachant pertinemment qu’il n’y a plus personne ou que s’il reste des gens, ils n’ont rien à faire d’un roman, rien à faire de la littérature parce que seule la survie compte désormais, je parle de la survie au quotidien, de ne pas crever dans l’heure qui suit, bouffé par les rats qui évacuent en masse les égouts, bouffés par tes semblables qui veulent eux-aussi survivre, la simple loi du plus fort, l’homme redevenu animal; franchement, dans ces circonstances, on n’a que faire de la littérature. Plus probablement, peut-être réussirai-je à compléter mon manuscrit, sain et sauf, mais que j’aurai beau l’envoyer à des éditeurs, ceux-ci n’y verront rien de bon, qu’ils n’en liront même pas au complet la première page, se disant bon, ce n’est pas ça, au suivant; ou alors, pire, figé par le doute et la peur, laisserai-je le manuscrit moisir sur mon disque dur, il est là, j’en suis conscient, mais je n’en fais rien, et un bon jour une panne d’ordinateur et les données sur le disque sont irrécupérables et je n’ai jamais pensé faire une copie de sécurité mais de tout façon à quoi bon puisqu’aucun éditeur n’aurait eu quelque intention de publier la chose, ce texte inintéressant, qu’il soit perdu à jamais dans les limbes de l’informatique, peu importe. Bref, peut-être cette entreprise est-elle complètement futile. Et durant tout ce temps qu’il me prendra pour arriver à son terme, tant de choses peuvent survenir, qui peuvent anéantir mes efforts, m’empêcher d’en voir l’achèvement, parce que j’écris si lentement, il me prend un temps tellement long pour avancer, je compose par à-coups, trois, quatre pages en une semaine, puis plus rien pendant trois, quatre mois, ou alors je patauge, ajoutant un paragraphe ici ou là, ou je révise, je retouche, je repasse dans mes pas mais n’avance pas, ça stagne, je n’en vois pas la fin, je n’en verrai jamais la fin; on ne se rend généralement pas compte de tout le travail que représente la rédaction d’un roman, en tout cas pour quelqu’un comme moi, parce qu’il semble qu’il y a de ces gens qui ont un souffle littéraire immense, qui, en écrivant jour et nuit peuvent pondre une histoire en quelques jours, une histoire dense, avec des personnages forts, une histoire dont le style est unique, vibrant, un truc de cinq, six cents pages qui suscitera une réaction enthousiaste, voilà un grand auteur, dira-t-on, voilà un auteur capable de créer un monde à lui, un monde fascinant, et en quelques jours à peine, écrivant nuit et jour, parait-il, n’est-ce pas extraordinaire, un auteur avec un souffle immense, en tout cas la légende veut que ce genre d’écrivain existe. Je sais que je tramerai, je sais que j’aurai mauvaise conscience lorsque ça piétinera, je suis conscient que le résultat me laissera sur ma faim, n’aura pas l’ampleur que je souhaite, qu’il ne s’agira au fond que d’un petit tas de feuilles imprimées à double interligne, qui me donnera à la fois une certaine fierté mais aussi le sentiment que tout ça est bien peu de choses. Mais il faut avancer. Il faut continuer. Il ne faut pas combattre la compulsion. Il faut faire avec, il faut avancer dans son courant. Et de me botter les fesses et de prendre mon courage à deux mains et d’ouvrir ce satané fichier dont le nombre de pages ne change jamais, et d’amener le curseur où j’en étais rendu, page 45 évidemment, toujours page 45, et d’écrire des mots, faire vivre ces gens, écrire enfin, écrire.