2 avril 2010

La blague du jour (ou YouTube et le divertissement des masses)

C’est une vidéo qui dure deux minutes quarante-sept. L’image n’est pas de très bonne qualité. C'est-à-dire qu’au départ, c’était probablement une vidéo analogique, quelque chose comme du VHS, mais en plus, il y a l’échantillonnage et la compression numérique qui font que l’image souffre d’artefacts assez grossiers. En plus, à cause de la compression audio, le son donne l’impression de provenir du fond d’un baril métallique. Au début, on voit, filmé à une certaine distance, une échelle posée contre le mur d’une maison. Un plan fixe. Au bout de trois ou quatre secondes, un homme s’approche de l’échelle. Il porte dans une main un sceau manifestement à moitié rempli d’eau et dans l’autre, une raclette. On comprend que l’homme s’apprête à laver les vitres d’une fenêtre du deuxième étage de cette maison. Pourquoi quelqu’un perdrait son temps à filmer un homme qui lave ses fenêtres? Mystère. Mais le type, tout en s’approchant de l’échelle fait un sourire à la caméra et baragouine quelque chose qu’on ne réussit pas à saisir, et son attitude donne l’impression que c’est peut-être sa femme ou, qui sait, son jeune fils qui manipule la caméra. Mais, bon, peut-être qu’en certaines contrées la vie est si ennuyante et les humains ont-ils si peu de possibilités de récréation qu’ils s’adonnent à des activités telles que se filmer alors qu’ils font des tâches ménagères. Que sais-je. Toujours est-il que l’homme, maintenant au pied de l’échelle, s’apprête à y grimper. Or, comme il porte dans une main un sceau et dans l’autre une raclette, il est évident qu’il n’y arrivera pas. Il fait alors passer la raclette dans son autre main, qui, par une contorsion particulière de ses doigts, tient maintenant à la fois l’arceau de la chaudière et le manche de la raclette. L’homme entreprend ensuite de grimper dans l’échelle, ce qu’il réussit avec difficulté, handicapé qu’il est de tout ce qu’il tient dans une ce ses mains. En plus, le poids du sceau à moitié rempli d’eau cause manifestement un certain déséquilibre. Il procède donc un échelon à la fois, y mettant un pied, puis l’autre, s’arrêtant quelques secondes pour retrouver son équilibre, puis passant au suivant. Au bout d’un moment, environ à mi-chemin, il s’arrête et tourne prudemment la tête pour jeter un œil vers la caméra. On entend alors une voix de femme, très fort (ah, c’est donc probablement sa conjointe qui le filme), ce qui cause de la distorsion dans le son, sans doute parce que la bouche de la femme est trop près du micro du caméscope. Elle dit quelques mots qui forment un charabia incompréhensible. On en conclut qu’il s’agit d’une langue étrangère et que ces gens se trouvent dans quelque pays d’Europe où on ne parle ni le français ni l’anglais. L’homme dans l’échelle réplique en grommelant quelque chose, puis poursuit son ascension, toujours avec la même prudence. Plus il monte et plus l’échelle chancelle, ceci étant dû aux forces qui s’exercent sur l’échelle puisque le centre de masse du système est de plus en plus élevé. Ce vacillement fait se balancer le sceau, assez vigoureusement pour qu’une petite vague d’eau finisse par éclabousser jusqu’au sol. Pourquoi la femme ne va-t-elle pas tenir l’échelle plutôt que de continuer à filmer? Cela serait certes beaucoup plus sage de sa part. Mais l’homme continue bravement. Il est maintenant à la hauteur de la fenêtre, presque en haut de l’échelle. Il s’arrête alors et dispose son corps de façon à assurer un à peu près d’équilibre, tenant toujours le sceau d’une main, mais le posant sur un des degrés. Jugeant qu’il est correctement assuré, il prend alors la raclette de son autre main, se trouvant ainsi à lâcher l’échelle. La femme dit quelques mots, sans doute aussi inquiète que nous de l’imprudence de son mari. Qui aurait l’idée de se tenir ainsi dans une échelle, les deux mains occupées, à plusieurs mètres du sol, pour laver des vitres? On ne sait pas si l’homme répond à sa femme, parce qu’à ce moment une bourrasque de vent soudaine cause un chuintement assourdissant dans le micro. Mais ça ne dure qu’un moment et le calme revient. Se contorsionnant un peu, l’homme réussit à plonger l’éponge de la raclette dans le sceau. Il s’étire ensuite le bras pour frotter la vitre. Malgré son comportement franchement sans dessein, nous sommes quand même émus que le type ait réussi à grimper, à s’installer tout en haut de l’échelle et à enfin parvenir à laver cette fenêtre. Malheureusement, notre bonheur est de courte durée. En effet, la raclette glisse sur la vitre, le bras de l’homme s’écarte encore davantage de l’axe de l’échelle; l’homme voulant récupérer, ramène son corps vers l’arrière, le sceau dérape de la marche sur laquelle il était posé, son poids déséquilibre encore davantage l’homme, qui part carrément vers l’arrière, dans le vide. On l’entend pousser un petit cri alors qu’il tombe. Juste avant qu’il n’atteigne le sol, sa tête heurte violemment l’échelle. Son corps s’écrase sur le sol et reste là, immobile. On s’attend à ce que la femme hurle, qu’elle lâche la caméra, qu’elle se précipite sur son mari inanimé, mais le plan demeure fixe deux secondes de plus avant que la séquence ne prenne fin abruptement.