26 septembre 2009

Barrière linguistique

L’homme s’approcha du comptoir.

– Bonjour, dit-il.

Tout à son affaire, la guichetière répondit du tac au tac:

– Bonjour, monsieur. Puis-je avoir une pièce d’identité, s’il-vous-plaît?

– Pardon?

– Puis-je avoir une pièce d’identité, s’il-vous-plaît?

– Je suis désolé, je ne comprends pas. Vous avez dit « Bonjour, monsieur », ça j’ai compris, mais je n’ai pas saisi la suite.

– Je vous ai demandé une pièce d’identité.

L’homme fronça les sourcils en hochant la tête négativement. Il dit :

– Je… je vous entends bien, mais je ne comprends pas les mots.

– Je vous demande une pièce d’identité.

La dame insista, parlant un peu plus fort et détachant les syllabes :

– Une PI-È-CE D’I-DEN-TI-TÉ!

L’homme haussa les épaules. Il avait l’air un peu gêné. La guichetière essaya autre chose :

– Permis de conduire? Carte d’assurance maladie?

– Euh, je… Je suis désolé, je ne comprends rien de ce que vous dites.

La femme eut une idée. Elle se pencha pour prendre son sac sous le comptoir. Elle y plongea la main et en sortit son portefeuille, duquel elle retira son permis de conduire. Elle le montra à l’homme en disant :

– Permis de conduire?

– Ah, d’accord, vous voulez mon permis de conduire!

Il sortit son portefeuille d’une poche arrière de son pantalon, l’ouvrit et tendit son permis de conduire à la femme en disant :

– Voilà!

Il avait l’air content. La femme s’empara de la carte d’identité, considéra le visage de l’homme un moment, puis jeta un œil sur le document. Elle glissa un formulaire sur le comptoir devant elle, et commença à y retranscrire les données du permis de conduire. Elle s’appliqua à cette tâche un moment. Elle leva soudain les yeux vers l’homme et lui demanda :

– L’adresse est toujours bonne?

– Pardon?

– L’adresse sur votre permis. Elle est toujours bonne?

– Euh, je ne sais pas dans quelle langue vous parlez, madame, mais je ne la connais pas. Vous ne parlez pas français?

La guichetière commençait à s’impatienter. Elle inspira avec force et dit froidement :

– L’adresse.

Elle posa le permis de conduire devant l’homme et désigna du bout du doigt l’adresse. Elle répéta plus fort :

– L’A-DRES-SE. Cette adresse, est-elle toujours bonne?

– Euh. Attendez. Qu’est-ce que vous pouvez bien me demander... Mon adresse à la maison? C’est cela? Oui, c’est bien là mon adresse à la maison.

– Bon, d’accord, merci.

Elle retourna à son formulaire et y retranscrivit l’adresse. Une fois cette opération terminée, elle remit à l’homme son permis de conduire. Elle lui demanda encore :

– Est-ce pour un abonnement d’un an ou de deux ans?

L’homme ne répondit même pas, se contentant de sourire avec un air un peu niais. Au bout d’un moment, comme la dame attendait toujours une réaction, il dit faiblement :

– Je m’excuse, mais je ne comprends pas un traître mot de ce que vous dites.

– Mais enfin, monsieur, est-ce une mauvaise blague ou quoi?

– Ah? Je crois que vous venez de dire « monsieur ». Ça, je l’ai bien compris. Mais pour le reste…

Plutôt que de se fâcher, la femme se sentit soudain désemparée. Elle soupira nerveusement, jeta un œil alentour. Elle se dirigea vers un collègue installé à un bureau dans l’espace de travail derrière le comptoir. Il pianotait sur un ordinateur, l’air concentré. Elle l’aborda en lui disant à voix basse :

– Charles, je ne sais plus quoi faire. J’ai un client qui ne comprend rien de ce que je lui dis.

Elle se retourna vers l’homme au comptoir. Son collègue fit de même. L’homme, qui les regardait, les gratifia d’un petit sourire. Le collègue demanda :

– Il est sourd?

– Non, il a l’air d’entendre ce que je lui dis, mais il ne comprend pas.

– Peut-être qu’il parle une autre langue. L’espagnol peut-être? Tu pourrais voir avec Pilar?

– Tu ne comprends pas. Il ne saisit pas ce que je lui dis, mais il s’exprime parfaitement en français.

– Hein? Tu veux dire qu’il parle français, mais ne le comprend pas? Peut-être que c’est ton accent du bas du fleuve?

Ce qui le fit rigoler. La guichetière ne la trouvait pas drôle.

– Tout ce qu’il a l’air de comprendre, c’est le mot « monsieur »... Écoute, j’ai une dure journée. Ce matin, la chef de service qui me tombe sur la tomate pour rien. Il y a eu ce monsieur grossier qui m’engueulait tout à l’heure, et là, ce phénomène. Je n’ai pas la patience. Viendrais-tu m’aider?

Le collègue soupira et dit :

– Bon, O.K., j’arrive. Laisse-moi seulement finir ça.

Elle attendit près du bureau pendant que le collègue achevait de taper quelques mots. Le type attendait toujours sagement au comptoir. Il avait remis son permis de conduire dans son portefeuille et son portefeuille dans la poche arrière de son pantalon. Il semblait maintenant dans la lune, à regarder les clients se faire servir aux autres guichets. Enfin, le collègue termina sa saisie par un violent coup d’index sur la touche « Entrée », comme pour s’assurer de bien planter l’information dans l’ordinateur. Il se leva et, suivi de la guichetière, s’approcha du comptoir.

– Bonjour, monsieur, dit l’employé.

– Bonjour, répondit l’homme.

– Vous venez pour un abonnement?

– Oui, c’est bien ça.

L’employé jeta un œil à sa collègue, qui haussa un sourcil de surprise. L’employé parcourut le formulaire et constata qu’il ne restait que quelques informations à compléter. Il demanda :

– Vous désirez un abonnement d’un ou de deux ans?

L’homme demanda :

– Quelle est la différence?

– L’abonnement de deux ans vous donne une réduction de vingt pour cent. Regardez, c’est indiqué ici.

Il lui désigna une affiche où étaient inscrits les différents tarifs. L’homme ne prit pas même la peine d’y réfléchir et dit :

– Allez, je vais m’abonner pour deux ans. Je viens de déménager tout près, je compte bien en profiter!

Estomaquée, la femme intervint :

– Monsieur? Vous comprenez le français? Pourquoi ne me répondiez-vous pas tout à l’heure quand je vous adressais la parole?

Mais l’homme la regarda parler, hocha la tête et chuchota à l’employé :

– Votre collègue parle une drôle de langue. Au début, je n’étais pas certain s’il s’agissait d’un accent bizarre ou d’un problème d’élocution, mais comme je n’arrivais qu’à saisir un ou deux mots, je me suis dit que ça devait être une langue étrangère.

L’employé fronça les sourcils :

– Vous voulez dire que vous ne comprenez pas ce qu’elle dit?

– Bien sûr que non.

La femme explosa.

– C’est complètement ridicule! Je vous parle en français! Vous ne me comprenez pas? C’est une blague de mauvais goût? Vous n’allez pas bien dans votre tête?

L’employé jeta un œil à la ronde. La plupart des autres employés, incluant la chef de service, ainsi que plusieurs clients qui attendaient en file les fixaient. Il se pencha vers sa collègue, lui pris le bras en lui disant doucement :

– Je t’en prie, Manon, calme-toi. Tout le monde nous regarde. C’est un type bizarre. Ça n’a pas d’importance. Va faire un tour, je m’en occupe.

Elle jeta un œil noir au client et tourna les talons. Elle se dirigea d’un pas rapide vers les toilettes, sous l’œil sévère de la chef de service. Le client prit un air navré et dit:

– Je suis désolé pour votre collègue. Je comprends qu’il doit être frustrant pour elle de ne pas se faire comprendre. Honnêtement, je ne vois pas comment il se fait qu’elle travaille dans le public si elle ne parle pas le français.

L’employé avait soudain très hâte que la transaction se termine. Il tourna le formulaire vers le client et lui tendit un stylo.

– Euh, oui, bon. Alors, vous allez signer ici et ici.

Pendant que l’homme relisait le contrat et signait, l’employé fit quelques opérations sur un terminal et conclut la saisie en frappant avec vigueur la touche « Entrée ».

– Un moment, s’il-vous-plaît, ça ne sera pas long.

– Je vous en prie.

L’employé se rendit jusqu’à une espèce d’imprimante pour y prendre la carte de membre qui venait d’y être personnalisée. Il revint et la tendit au client, ainsi qu’un dépliant.

– Voilà votre carte de membre. Et voici les règlements.

– Merci, monsieur. Et mes excuses à votre collègue.

– C’est cela, merci. Suivant, s’il-vous-plaît!

L’homme s’éloigna du comptoir. Il rangea sa nouvelle carte de membre dans son portefeuille, puis se dirigea vers les rayonnages de la bibliothèque, heureux de pouvoir s’y perdre, à la recherche d’un bon livre.