23 juin 2009

Un certain roman moderne

C’est un roman dont le point de vue est mon nombril. On y perçoit toute l’action comme par un œil qui serait fiché dans le trou de mon ombilic. Ainsi, la caméra et la narration est très subjective. Toute l’intrigue tourne autour de ma personne mais, bien sûr, elle met aussi en scènes quelques personnages : des proches, plusieurs femmes avec lesquelles j’ai des liaisons, divers inconnus. Tous ces gens ont des contours flous et demeurent indéfinis, secondaires. Ils interagissent avec moi mais ne sont que des faire-valoir dans cette histoire. Ma narration est à la première personne du singulier. Je suis. Au présent. Central. Omniscient. Formidable. Je me regarde écrire et me trouve intéressant; je souhaite que ma vie devienne de la littérature.

Il pourrait par exemple s’agir d’une histoire dans laquelle je serais un être extraordinaire, un homme libre, charismatique, qui multiplie les liaisons, qui voyage beaucoup et à qui arrivent plein d’histoires abracadabrantes. Je me donnerais le beau rôle, celui d’un dandy moderne, hédoniste, plutôt cynique, qui méprise ses contemporains.

Ou alors, il pourrait s’agir d’un roman grave, ou j’étalerais mon désespoir, mes angoisses et mon dégoût du monde qui m’entoure. Je révélerais quelques secrets honteux, documenterais ma dépression, décrirais dans le détail mes multiples histoires amoureuses qui finissent mal. Entre deux jérémiades, j’élaborerais une conception de l’univers égocentriste selon laquelle mes malheurs sont d’intérêt public et méritent d’être étalés au grand jour.

Dans tous les cas, je saupoudre mon roman d’une bonne dose de scandale : porno, violence gratuite, misogynie, racisme, toxicomanie, n’importe quoi du moment que ça génère de la polémique. C’est que si j’ai le sens du spectacle, j’ai aussi surtout celui du marketing. Les livres fades ne vendent pas. Et j’écris des best-sellers ou je n’écris rien.

En entrevue, je laisse le doute planer sur le caractère autobiographique de mon œuvre. On me demande si cette Natasha a bel et bien existé, si cette scène de viol ou de meurtre possède une part de vérité et je réponds, avec un petit sourire plein de sous-entendu, que je laisse au lecteur le soin de séparer le vrai du faux. Improvisant un peu, j’invente l’expression autofiction pour expliquer mon approche. Bientôt, les critiques littéraires répètent autofiction dans leurs papiers comme s’il s’agissait d’un compliment.

Finalement, tout le monde aura entendu parler du scandale entourant mon livre, pas mal de monde aura acheté mon roman, mais bien peu l’auront lu. Ce qui ne m’empêchera pas de devenir connu, très riche et bientôt célèbre.