22 mars 2009

Les grandes questions ont parfois de petites réponses

Ce cancer colorectal me rongeait peu à peu. Il se baladait maintenant dans tout mon organisme. Le médecin avait fini par m’avouer que la chimiothérapie n’était plus d’aucun recours. J’étais en train de perdre la partie. Bientôt, je fus très affaibli et je fus admis aux soins intensifs.
Que je meure du cancer du côlon n’était que juste retour des choses. En bon misanthrope que j’étais, j’avais passé une partie de ma vie à qualifier tout un chacun de colon : mes collègues de travail, mes voisins de palier, mes concitoyens, les politiciens, bref, mes contemporains en général : tous des colons. Et en bon misanthrope que j’étais, je pratiquais très volontiers l’autocritique et l’autodérision et savais me traiter moi-même, et plus souvent qu’à mon tour, de maudit colon.
Dès que le médecin eût déclaré que j’étais une cause désespérée, je devins soudain pour certains de mes proches une brebis égarée qu’on devait convertir, une âme qu’on devait sauver. Le fait que je fus cloué au lit, impotent, faisait de moi une victime d’autant plus vulnérable à leurs bondieuseries.
Un jour, une amie me laissa une vieille édition du livre La vie après la vie en me disant que je trouverais peut-être dans cette lecture une forme de réconfort à l’idée que la mort, disait-elle, « n’est qu’un passage vers une autre vie ». Les jours suivants, je feuilletai le bouquin durant mes périodes de lucidités, lesquelles étaient de plus en plus rares et brèves, généralement tôt matin. La lecture me fatiguait, mais je tenais à me faire ma propre idée sur les théories avancées par cet essai, qui fut un best seller en d’autres temps. Je rendis le volume à mon amie quelques jours plus tard, un peu écoeuré, en lui faisant rapport de mes conclusions : ces sornettes étaient, au pire, de la fabrication pure et simple et, au mieux, la compilation de phénomènes physiologiques se produisant dans le cerveau de sujets en état de mort clinique. Je n’avais que faire de cette doctrine pseudo-scientifique.
Mon état s’aggravait. Bientôt, ma mère insista pour que je rencontre l’aumônier de l’hôpital. Il s’agissait d’un vieux monsieur fort courtois et qui donnait l’impression de prêcher sa religion d’une façon relativement moderne, surtout pour un prêtre de cette génération. Mais il s’agissait tout de même d’un ecclésiastique et il avait cette étrange propension à parler avec le plus grand sérieux et comme s’il s’agissait de choses réelles de la Sainte Trinité, des anges et du paradis. Cette façon qu’il avait de dire « le Christ » ou « Jésus » comme s’il s’agissait d’un vieux copain avec lequel il était allé prendre un verre la veille m’irritait au plus haut point. J’avais été élevé dans la plus pure tradition catholique romaine, mais avait cessé depuis mon adolescence de croire à la magie en général et aux fondements religieux en particulier. J’avais très naturellement choisi le camp de la science et de la raison pour expliquer le monde. Pour moi, la mort était la fin et je reliais tout simplement mon existence à ma réalité physiologique. Plus l’aumônier insistait pour me confesser et plus je ramenais la conversation, aussi lente et difficile fut-elle, tout drogué et diminué que j’étais, sur l’aspect arbitraire de toutes ces croyances religieuses. Il comprit bientôt que j’étais totalement hermétique à ses sermons. Peut-être se désola-t-il en lui-même que je brûlerais bientôt en enfer, mais il n’en dit rien. Lors de sa dernière visite (de mon vivant, du moins), il me dit, toujours sur ce ton convaincu et en me regardant intensément dans les yeux, que bientôt « je serais réuni avec Jésus ». Eussé-je eu plus d’énergie, je lui eus répondu avec un sourire en coin que j’allais donner le bonjour à son Jésus de sa part.
Il y eut d’autres tentatives, plus ou moins subtiles, de la part de parents ou d’amis pour me convaincre de développer ma spiritualité. J’eus droit à des discours sur divers thèmes ésotériques, bouddhistes ou nouvel-âgeux. On me dit que l’esprit (ou le fantôme) de mon père, décédé cinq ans auparavant, veillait sur moi. On me dit qu’il fallait que je me recentre, que je développe ma conscience. Je remerciai tout ce beau monde en leur disant que je n’avais pas besoin de leurs théories et que je m’accommodais de savoir que ma mort ne serait pas différente de celle de ces fleurs qu’on m’apportait pour décorer ma chambre d’hôpital, qui fanaient et qu’on remplaçait avec régularité. Je leur dis aussi, un peu méchamment peut-être, que je n’avais plus beaucoup de temps et que je n’en avais pas à perdre avec leurs fadaises.
C’était l’heure de la résignation, je sentais que la fin était proche. Ma vie s’achevait et bientôt on m’oublierait.
Il y eut encore quelques allusions religieuses de la part de ma mère désespérée de me voir réfractaire à la conversion. Mais bientôt la maladie ne laissa plus de place à ce genre de considérations. J’avais de moins en moins d’énergie vitale et on devait m’inoculer des drogues de plus en plus fortes. Mes proches oublièrent les bondieuseries et défilèrent à mon chevet, se limitant à être présents. Pour autant que je fus conscient, et malgré l’amertume que je pus ressentir à devoir mourir bientôt, ces visites des derniers jours me permirent de recevoir le plus simplement du monde l’amour et la chaleur humaine que m’exprimaient mes proches. Je prenais parfois conscience qu’il y avait quelqu’un à mon chevet, je ne pouvais reconnaître de qui il s’agissait à travers la brume, mais je me disais que quelqu’un était là pour moi.
Je n’étais plus tout à fait vivant. Pour chasser la douleur, le médecin augmentait les doses de morphine.
Et un après-midi, les forces manquèrent et je mourus.

J’eus l’impression de me réveiller flottant dans un espace indéfini, plongé dans une obscurité parfaite. Je ne percevais plus mon corps, mes sens semblaient éteints. Un peu de temps s’écoula et je me demandai ce qui allait se passer, si j’étais dans une dimension parallèle, si finalement, contrairement à mes convictions, à la science et au bon sens, il n’y avait pas une forme de vie post-mortem. Je fus déçu je l’avoue de l’absence de phénomène spectaculaire, tel le fameux tunnel, la lumière vive ou le film de ma vie défilant devant mes yeux. J’attendis encore, mais rien ne se passait. Alors, poussé par une impulsion soudaine, à la fois pour assouvir ma curiosité et susciter que quelque chose se produisît, je dis :
-- Il y a quelqu’un?
Et c’est alors qu’une voix immense et caverneuse, puissante comme un vent de tempête, retentit de tous les côtés à la fois, articulant dans un grondement terrible un unique mot :
-- Non!

Et tout disparut et je mourus de nouveau, mais cette fois pour de bon.