Le petit bar est extraordinairement enfumé, mes yeux piquent. Alex souffle la fumée de sa cigarette vers le plafond, où elle se perd dans la nuée presque opaque.
— On a encore perdu notre bassiste. Une race, ceux-là, je te jure. Celui-là trouvait qu’on ne faisait pas assez de spectacles. Il dit ne tripper que sur scène.
— Il s’est lassé parce que vous avez mis beaucoup de temps à produire votre disque ?
— On va en faire des shows. On en a déjà fait en masse. On va en faire d’autres. Ça fait pas six mois qu’on a lancé notre album et il nous laisse tomber. Le con. Tu connais pas ça, toi, un bassiste ?
— Moi, tu sais, mes connaissances, c’est plutôt des nerds que des musiciens. Plutôt des ingénieurs que des artistes.
— De toute façon, il commençait à me faire chier avec sa mollesse, son manque d’assiduité aux répètes, son manque d’enthousiasme.
Alex tire sur sa cigarette, prend une longue gorgée de sa pinte de bière et reprend :
— Le problème avec la musique, c’est les musiciens. Je devrais me mettre au techno. Travailler avec des machines, avoir la paix.
— Tu serais pas un peu misanthrope ?
— Écoute : tu y mets des milliers d’heures, tu te fends en quatre, tu ponds tous les riffs, tu écris tous les textes, fais les arrangements et au bout du compte, tu te frappes au mur du band. Tu as une vision, un plan, une idée très claire de la direction où tu veux aller et finalement, tu es limité par le band, qui te freine.
— As-tu pensé à Moi et mon nombril comme nom de groupe ?
— Ah, si j’avais les moyens de me payer un drum machine! Pouvoir virer le batteur aussi!
Alex vide son verre. Derrière lui j’aperçois une serveuse qui louvoie entre les tables.
— Tu veux une autre bière ?
— Tu sais-tu ce que ça coûte un local de répétition ? Bon, d’accord, les autres cotisent aussi, mais le christ de bail est à mon nom. Il y en a toujours un ou deux qui payent en retard. Moi, le cave, il faut que j’avance le loyer. Le christ de local. Mais on n’a pas le choix. Si c’était pas du local, il y aurait pas de band.
La serveuse apparaît finalement à notre table et attrape nos pintes vides :
— Vous voulez autre chose ?
Alex lève la tête et devient tout sourire.
— Tiens, rebonjour! Vous avez toujours de cette excellente bière rousse ?
— Bien sûr. Une rousse ?
— Avec plaisir.
La serveuse de tourne vers moi. J’hésite, mais dis :
— Une autre blonde, s’il te plaît.
Elle s’éloigne. Alex la suit des yeux un moment.
— Man, t’as vu ses yeux ?
— Un peu jeune pour toi, je dirais.
— En tout cas. Mais, j’ai peut-être Claude qui va pouvoir nous dépanner pour les prochaines semaines. Tu sais Claude, le grand qui a joué de la basse avec nous autres l’an dernier quand notre autre bassiste est parti ?
Je regarde ma montre. Minuit et une autre pinte de blonde qui s’en vient. Je tente une diversion.
— À part ça, comment va Loulou ?
— Claude, c’est un guitariste, mais il joue assez bien de la basse. Par contre, il ferait ça juste pour nous dépanner, c’est pas son instrument principal. Et il a son propre band, de toute façon.
— As-tu vu le dernier De Palma ?
— On a une gig dans un mois. Je sais pas si Claude va toffer un mois. Ça me prend une solution plus permanente.
— T’écoutes vraiment pas ce que je dis quand je te parle ?
— Tu connais pas ça, toi, un bassiste ?
Je me lève pour aller pisser.