17 mars 2008

La génération des jeans noirs

Ils étaient de la génération des jeans noirs. Ils avaient fleuri au crépuscule de l’ère post-punk, post-no future. Lorsqu’ils furent adolescents, il ne s’agissait plus pour eux de proclamer qu’il n’y aurait plus de futur bientôt, mais de constater qu’il n’y en avait déjà plus. Depuis leur naissance, les générations précédentes leur avaient rabattu les oreilles avec toutes sortes d’histoires apocalyptiques : la guerre nucléaire, les pluies acides, le cancer du poumon; la folie d’inventer une nouvelle catastrophe mondiale sur une base semestrielle et de s’y vautrer à plein médias ne date pas d’hier, on s’y était mis dès la fin des années soixante. Dans les années soixante-dix, les enfants ne bénéficiaient pas de cette formidable bulle protectrice de l’enfant-roi d’aujourd’hui. À cette époque, pas d’Internet, pas de jeux vidéos, pas de psy derrière tout ce qui était destiné aux enfants, pas de parents asservis dont l’attention était toute tournée vers eux. Il n’y avait à l’époque que la télé pour les protéger du monde extérieur, et cette télé, entre deux épisodes de Grujot et Délicat ou d’Hawaii 5-0, leur renvoyait souvent des images d’un monde en noir et blanc, d’un monde en guerre, d’un monde de chaos. À l’adolescence, cette génération se battra avec son acné juvénile et son mal de vivre tout aussi juvénile, en se laissant bercer par les airs mélancoliques de Joy Division, Bauhaus ou The Cure. Les jeans noirs faisaient partie du look par sa couleur même : le noir comme mode de vie, comme expression d’un malaise. À la fin des années 80, dans les bars, on pouvait aisément identifier ces jeunes dans la vingtaine : jeans noirs, t-shirt ou chemise sombre, souliers noirs, regards noirs. Ils se fondaient dans la pénombre, spectres glissant en arrière-plan des jeunes à la mode qui faisaient dans le pantalon kaki ample ou le jeans bleu percé. Le grunge n’aura pas laissé grand trace dans l’histoire de la musique populaire, mais on devra à Kurt Cobain la mode des jeans artistiquement vieillis, percés aux genoux. Dix ans plus tard, les jeans grunge seront devenu un accessoire de haute couture démocratisé, les multinationales de la mode poussant la sophistication jusqu’à faire démolir des jeans au papier à poncer, à coup de chaînes ou à l’acide dans des manufactures en République populaire de Chine. Des chinois qui se demanderont sûrement quelle est l’idée de fabriquer des pantalons impeccables, si c’est pour les détruire par la suite. Mais en attendant, à la fin des années 80, nos jeunes adultes aux jeans noirs bavardaient autour de pichets de bière de microbrasserie en fumant des cigarettes. Ils discutaient, les sourcils froncés ou le sourire en coin, maniaient avec délectation l’ironie, quand ce n’était le cynisme. On leur avait dit toute leur jeunesse que l’homme avait assez de munitions pour faire exploser plusieurs fois la terre, ils n’allaient pas se mettre à chanter en chœur « Let the sunshine in » avec des fleurs dans les cheveux, quand même. Ils se saoulaient donc la gueule, lentement, sans violence, lançaient des regards en coin aux jeunes filles et se racontaient des histoires absurdes, en attendant que le d.j. mette enfin une toune décente, c'est-à-dire pas trop pop, un tant soi peu underground.

Aujourd’hui, ils ont finalement réussi à faire quelque chose de leur vie, en tassant les baby boomers, en les contournant ou à créant de nouveaux emplois qui n’existaient pas avant. Aussi, à la fin de la trentaine, constatant que la fin du monde n’arriverait sans doute pas tout de suite, ayant réussi à faire quelque chose de leur vie, ils se sont parfois mis à faire des enfants; enfin, un seul ou plus rarement deux. Ils ne boivent plus de bière et se sont mis au vin. Ils regardent les jeunes qui suivent, les traitent de bébés gâtés tout en étant jaloux de leur capacité à l’optimisme (au fond, c’est peut-être pas mauvais pour la psyché de croire que tout vous est dû). Ces jeunes chez qui les courants gaugauches sont revenus à la mode; ces jeunes qui portent des t-shirts Che Guevara et rêvent de libérer les rivières de l’oppression. Pendant ce temps, nos porteurs de jeans noirs du week-end vont pédaler au gym et surveillent leur cholestérol. Et puisque la mode est au rétro des années 80, entre deux tounes new wave poches se glisse parfois un air de Jesus and Mary Chain, à leur plus grand plaisir. Aussi, ils se donnent parfois la peine de quitter la banlieue pour rentrer en ville et aller voir un film de répertoire. Ils retournent aussi de temps en temps sur le Plateau pour bouquiner, aller au resto ou prendre un verre avec les chums. Tout ça, pas tellement par nostalgie, mais parce que ça fait partie de leur essence. Peut-être sont-ils rentrés dans les rangs, mais ils n’en portent pas moins des jeans noirs dans leurs têtes.