Ce jour-là, je descendis tôt pour dîner. Il devait être midi moins quart. Je m'étais farci durant tout l'avant-midi une réunion atroce à tenter de vendre un projet à mes patrons et les efforts déployés m'avaient mis en appétit. J’avais espoir d’avoir réussi cette fois à les convaincre; peut-être cette cravate neuve que j'étrennais y était-elle pour quelque chose. Il ne faut jamais sous-estimer le supplément de crédibilité qu'apporte une belle cravate. Il y avait peu de trafic dans les ascenseurs et je fus en bas des tours sans un seul arrêt.
Je descendis ensuite l’escalier mécanique, me dirigeant vers le food court. Mon dîner serait donc fait d'un plateau de nourriture formatée à thématique ethnique, par exemple un couscous ou un sauté chinois. Au moment où, me laissant paresseusement porter sur une marche, je prenais la décision que ce serait du chinois et que je ferais d'abord un détour à la tabagie pour m'acheter le journal, je remarquai une dame seule postée en bas des escaliers. C'était une femme plutôt jolie, probablement la quarantaine avancée, portant l’uniforme de la femme d'affaires : sous un manteau noir, un tailleur sombre et sobre. Elle tenait à la main un porte-document et semblait attendre quelqu'un. Je la fixai peut-être avec un peu trop d'insistance: elle se retourna et croisa mon regard. Au même moment, j'atteignais le bas de l’escalier.
Je ne sais trop ce qui m'a pris. Peut-être fut-ce l’espèce de confiance artificielle que m'apportait ce complet veston et, surtout, cette cravate neuve? Peut-être que je réagis positivement à ses yeux qui semblaient désespérés de voir apparaître quelqu'un? Ou ce visage d'une beauté simple (j'allais dire ordinaire) m'émeut-il plus que nécessaire? Toujours est-il que je supportai le regard de cette femme deux secondes encore et fis mine de me diriger vers elle. C’est ce geste qui déclencha toute la suite. Elle esquissa un sourire, se tourna franchement vers moi, fit un pas dans ma direction. Quand je ne fus plus qu'à trois pas, elle osa m'interpeller :
-- Bonjour, vous êtes Stéphane Bérubé?
Je ne suis pas fier de l'avouer, mais en lui tendant la main, je mentis:
-- Oui, c’est moi. Bonjour.
Sa poignée de main était menue, mais ferme. Elle se présenta:
-- Diane Leclerc.
-- Oui, bien sûr. Enchanté. Comment allez-vous?
Elle me souriait maintenant franchement. Elle dit:
-- J'ai pris une réservation au Louigi's.
Le resto était tout à côté. Nous nous y dirigeâmes en échangeant quelques banalités au sujet des difficultés du stationnement au centre-ville et des conditions météorologiques.
Une fois à table, je sentis une légère tension. Je ne savais pas qui j'étais aux yeux de cette femme et n'osais trop prendre l'initiative de la conversation. Par ses manières courtoises mais empreintes d'une familiarité bon enfant, je déduisis qu'elle était représentante de commerce et moi, un client potentiel. Je pris une posture affable et cordiale et la laissai aborder les sujets de son choix. Ce ne fut donc que bavardage, jusqu'à ce que le garçon de table vienne prendre la commande. Elle choisit le poisson et moi le risotto. Un verre de vin? Allez, je vous accompagne. Le garçon disparut. Elle parut se détendre un peu. Elle demanda:
-- Il y a longtemps que vous travaillez pour Hydro-Q?
Ah, je travaillais donc pour Hydro-Q. Logique, ils ont des bureaux dans la même tour que mon employeur. J'improvisai:
-- Bientôt cinq ans. Je m'y plais bien, malgré ce que certains peuvent dire de cette bonne vieille société d'état.
-- Et vous êtes directeur des achats depuis longtemps? Il me semble avoir rencontré M. Rivard, Gaétan Rivard, il y a deux ans. Il était alors directeur.
D’accord, j’étais directeur des achats, c'est à dire en charge du département des approvisionnements. J'avais donc raison, on venait me vendre quelque chose Et moi, j'étais l'acheteur en chef. Je continuai sur ma lancée:
-- Je suis en poste depuis presque un an. J'ai remplacé Gaétan quand il nous a quitté.
Avais-je trop insisté sur le mot quitté? Elle fronça les sourcils et demanda:
-- Il est parti à la retraite?
-- Non, il a fait une crise cardiaque alors qu'il était en vacances dans le sud. Il faisait de la plongée en apnée à un kilomètre de la côte. Personne n'a pu le réanimer à temps. Malheureusement. Mais il semble qu'il n'a pas souffert.
Elle prit un air sincèrement désolé. Peut-être que j'y allais un peu fort. Je voulu faire preuve d'empathie:
-- Vous le connaissiez bien?
-- Non, je ne l'ai rencontré qu'une seule fois.
Cette conversation prenait malencontreusement un tour dramatique. Mais fort à propos, le serveur apparut avec nos verres de vin.
Ainsi Stéphane Bérubé j'étais. Directeur du département d'approvisionnement chez Hydro-Q. Je ne savais toujours pas ce que cette Diane Leclerc venait me vendre. Mais il était trop tôt dans ce repas pour entrer dans le vif du sujet. Nous bavardâmes. J'appris alors que Diane Leclerc était la fière maman de 2 enfants : 10 et 14 ans. Ah, les préadolescents, pas toujours facile! Pour faire bonne mesure, je m'inventai un fils de 8 ans. Il fut question de l'école, des déplacements incessants auxquels nos enfants nous astreignaient – les parties de soccer, les cours de piano, etc. – et plus généralement de la vie de banlieue. Le fait qu’en réalité je sois célibataire, sans enfant et que j'habitais la ville ne m'empêchait nullement de discourir de ces questions. Je n'avais qu'à puiser dans quelques anecdotes et bribes de conversations que je me rappelais avoir entendu de la bouche de mes collègues de bureau. Au fond, la vie est simple, les expériences se répètent. Et la vie des autres est recyclable. Cette conversation s'avérait fort agréable et je sentais que mon interlocutrice l'appréciait autant que moi. Tout au plus pouvais-je discerner une légère distanciation de sa part, elle qui n'oubliait sans doute jamais sa mission commerciale. Mais je crois que ma performance n'était pas mal du tout. Je faisais attention de donner correctement la réplique, de dire les choses espérées. C'était comme un match de tennis. L'un ou l'autre donnait le service et s'ensuivait un échange, que je faisais durer le plus longtemps possible. Je la laissais systématiquement marquer le point et ça lui plaisait; et j’étais content de lui faire plaisir. Diane Leclerc me laissait l’impression d’une personne très intéressante.
Nous attendions le dessert. Le repas s'achevait et il était plus que temps que Diane Leclerc entreprenne son travail de vente. Elle m’exposa alors l’offre de service de son entreprise. Il s’agissait de la location de photocopieurs et télécopieurs et la fourniture de la poudre d’encre et du soutien technique pour ces appareils. Je fus d’abord un peu déçu de la nature disons un peu plate du service proposé. Il me semblait que cette femme méritait mieux. Mais immédiatement cela me la rendit encore plus sympathique : voilà une femme qui travaillait fort pour gagner sa vie, qui se battait pour vendre des produits et services sans éclats mais nécessaires, pour qui chaque transaction était sans doute âprement disputée. Une femme qui retournait à chaque soir à la maison s’occuper de ses enfants, qui visitait le gym deux fois par semaine, une femme peut-être mal mariée; mais tout de même une femme digne et travaillante. Je compris de ses propos qu’un autre fournisseur avait déjà un contrat avec Hydro-Q, mais qu’il y aurait bientôt possibilité pour que s’exerce le jeu de la concurrence. Elle espérait que je considère à leur juste valeur les services de son entreprise. Je me montrai donc intéressé et l’encourageai à m’en dire davantage, ce qu’elle fit avec enthousiasme. Je posai quelques questions d’usage, puis lui assurai que le temps venu, Hydro-Q procèderait à un appel d’offres en bonne en due forme, comme il se doit de la part d’une société parapublique. Je crois que ce dernier coup fit mouche : je sentis qu’elle lâchait prise, jugeant sans doute qu’elle avait atteint ses objectifs d’affaires. Avec son sens du timing habituel, le serveur vint réchauffer nos cafés.
Nous discutâmes encore quelques instants de choses et d’autres. Bientôt, elle réclama, puis paya l’addition. Ce repas avait été excellent : potage délicieux, risotto impeccable, dessert exquis. Les responsables de l’approvisionnement des grosses sociétés sont bien chanceux de se faire gâter ainsi par leurs fournisseurs. Je me dis que mon emploi en marketing était beaucoup plus difficile, à imaginer de nouveaux services et à tenter de convaincre mes patrons d’investir dans leur développement, alors que la plupart du temps, ils refusaient de bouger le petit doigt. J’étais un peu jaloux du vrai Stéphane Bérubé, qui se faisait payer des lunches au seul prix de faire semblant de trouver intéressante la conversation des représentants de commerce. Et de temps à autre, tombait-il sur une Diane Leclerc, c'est-à-dire quelqu’un d’authentiquement sympathique, avec qui, nonobstant les considérations commerciales, on se plaisait bien.
Nous nous laissâmes à la porte du restaurant. Je la remerciai sincèrement pour le repas. Elle me tendit sa carte d’affaires :
-- N’hésitez pas à m’appeler pour toute question sur nos services.
En mettant sa carte dans ma poche révolver, je bredouillai :
-- Je suis désolé, je… Je n’ai pas mes cartes d’affaires sur moi. Mais de toute façon, vous connaissez mes coordonnées, n’est ce pas?
-- Bien sur.
Je crois que Diane Leclerc avait passé un bon moment. C’est en tout cas ce qui m’importait. J’avais fait la connaissance d’une femme fort sympathique. Nous nous serrâmes la main. Encore cette poigne menue, mais ferme. Nous nous saluâmes et je me détournai. Je me dirigeai vers les ascenseurs et retournai vers mon boulot, le coeur léger.