15 octobre 2007

Gilbert Croteau, vice-président aux opérations

Gilbert Croteau, vice-président aux opérations, est un homme sérieux. Petit, presque chauve — il n’a plus qu’une couronne de cheveux derrière la tête —, il est invariablement habillé d’un complet gris. Il regarde les gens par-dessus ses lunettes et affiche généralement une moue peu avenante. Il passe le plus clair de ses journées dans son petit bureau, à taper à deux doigts sur son ordinateur et à passer des coups de fil. Il a fort à faire pour s’assurer de la bonne marche de l’entreprise : il préside aux embauches et aux coupures de personnel, fait le suivi de la productivité, effectue à l’occasion des correctifs aux processus. Tout cela en s’assurant de tuer dans l’œuf toute velléité de syndicalisation de la part de son personnel. Il faut que la machine marche, et efficacement : Gilbert Croteau en est responsable. On dit de lui qu’il gère ses affaires avec une certaine froideur; il avoue volontiers qu’il n’aime pas trop s’enfarger dans les fleurs du tapis.

On ne dirait pas comme ça, mais dans son jeune temps, Gilbert Croteau fut un hippie et un freak.

En effet, personne dans la compagnie ne sait que Gilbert Croteau a passé la majeure partie de l’été 1967 sur l’acide, à écouter et réécouter Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band, couché sur le dos dans le sous-sol de son ami et pusher, Marcel. C’était le Summer of Love, mais Gilbert Croteau était bel et bien demeuré puceau cet été-là. Il s’était réveillé de son trip d’acide un an plus tard pour rentrer à l’université. C’est à partir de là qu’il était progressivement devenu un jeune homme raisonnable et respectable. À sa première année à l’université, il avait bien fait la grève avec les autres étudiants (c’était 1968, tout de même), participé à quelques manifs dans des rôles de figuration, la pancarte au poing à l’arrière du cortège, tandis que les leaders des syndicats étudiants, une horde de jeunes filles admiratives aux pieds, scandaient des slogans marxistes dans des mégaphones. Ç’avait duré un temps. Mais peu à peu passèrent la mode des cheveux longs, des chemises fleuries, de l’ère du Verseau et des propos d’extrême gauche. Après l’université, un diplôme de sociologie en poche, Gilbert Croteau s’était transformé en Gilbert Croteau. Il avait rencontré une jeune fille de bonne famille, s’était trouvé un emploi de sous-sous-chef dans la grande entreprise, s’était marié. À cette époque, on était encore dans la première moitié des années soixante-dix et les Beatles venaient à peine de se séparer, mais pour Gilbert Croteau, les années hippies semblaient déjà bien loin. Dans son bungalow de banlieue, avec ses projets de fonder une petite famille, ne faisait-il au fond que reproduire les idéaux de la génération précédente, celle de ses parents? Qu’était-il advenu de la révolution proclamée et des rêves hallucinés aux molécules de L.S.D.? À étudier l’histoire personnelle de Gilbert Croteau, on serait tenté de conclure que cette soi-disant révolution culturelle n’aura été que du bruit de fond dans l’histoire de l’occident, une crise d’adolescence dont le marketing aura été si bien réussi qu’elle sera passée à l’histoire. Le brouhaha du baby-boom qui passe sa crise d’adolescence.


Aujourd’hui, derrière le petit bedon, sous ce crâne aux rares cheveux grisonnants, au-delà des rides de soucis sur le front, à l’intérieur du complet cravate, restait-il une once de folie, de rêve et de quête révolutionnaire? Sa fille lui rappelait (trop) souvent : « Tu n’es qu’un vieux réactionnaire. » Gilbert Croteau adolescent fumant de l’herbe, ensuite jeune marié et nouveau propriétaire poussant une tondeuse pétaradante, puis payant le petit voisin pour entretenir sa pelouse, question de dégager plus de temps lui permettant d’accompagner sa femme dans les grandes surfaces pour faire le plein de bébelles Made in China qui finiront pas encombrer davantage son sous-sol et son garage. Voilà le destin de Gilbert Croteau et voilà comment un hippie ordinaire se transforme en vice-président aux opérations.