Il les avait d’abord contraints à une certaine discipline. Au début, c’était nouveau, ça allait; mais malgré leurs bonnes intentions, lorsque fut passée l’excitation première, ça devint plus dur. C’est qu’une routine avait dû s’installer: le jour se levait sur ses petits besoins, suivis de la bouffe, puis de quelques câlins, et ne pas oublier de remplir son écuelle d’eau quand elle est vide, et une promenade à l’extérieur, encore de la nourriture, et, enfin, dodo. Voilà quelles activités occupaient leurs moments de loisir depuis qu’ils avaient acheté Fido.
Ce n’est pas que François et Françoise s’emmerdaient, avant. Leur vie était déjà bien remplie et ils ne s’en plaignaient pas. Non plus qu’ils ne vivaient ensemble depuis assez longtemps pour qu’on puisse suspecter quelque ennui à la maison. Ils avaient acheté ce chien sur un coup de tête; peut-être parce que plusieurs de leurs amis s’adonnaient eux-mêmes à l’élevage de représentants de la faune domestique, pleins d’une grande affection pour ces bestioles: canins, félins, rongeurs, oiseaux, reptiles, batraciens et autres poissons. Il y en avait même un particulièrement fanatique qui se faisait fort de posséder une tarentule très rare. Ils avaient donc fait l’acquisition d’un petit chiot charmant qu’ils avaient baptisé Fido, par manque d’inspiration.
Après seulement quatre mois de cohabitation, Fido commença à devenir gênant. D’abord, il fallut le faire castrer: il s’était entiché d’un bras de fauteuil, c’était pas très propre. Son comportement n’était pas non plus toujours au goût de ses maîtres. Il prit l’habitude de sauter dans leur lit à six heures le matin. Pire: quand ils s’adonnaient à quelque ébats amoureux, Fido devenait furieux et jappait hystériquement. Aussi, il devint impossible de grignoter un morceau entre les repas: Fido vous regardait avec des yeux de chien battu en pleurnichant. Et puis, ce chien, il grossissait à vue d’œil. Avec toute la bouffe qu’il ingérait, pas étonnant. Dans ces conditions, il devenait difficile de faire régner une certaine discipline. Si Fido décidait de s’étendre devant la télé, leur cachant la vue, François et Françoise n’osaient plus punir. Les dernières fois qu’ils s’étaient risqués à lui botter le cul, Fido les avait toisés effrontément en leur présentant une dentition en forme d’argument irréfutable.
À la longue, François et Françoise en vinrent à évoquer de plus en plus fréquemment la possibilité de se défaire du chien.
Or, voilà qu’un jour où Fido était attaché à l’extérieur, celui-ci, voulant peut-être pourchasser un chat ou un écureuil, réussit, à force de se démener, à se défaire de sa laisse. Il s’élança prestement et en un bon fut dans la rue. Mais dans sa furie, il n’avait pas fait attention à la voiture qui s’en venait à vive allure. Intrigués par le son d’un crissement de pneus, François et Françoise se précipitèrent à la fenêtre pour y découvrir, stupéfaits, leur Fido cadavérisé sous les roues d’une automobile.
François et Françoise portèrent un deuil exemplaire. Spontanément, ils poursuivirent en justice le chauffard cynocide pour perte de jouissance. Ils se payèrent des obsèques en bonne et due forme au cimetière pour animaux de leur patelin, avec toute la mise en scène appropriée. Ils furent ensuite des mois à parler de leur chien, avec le trémolo de circonstance dans la voix et l’œil humide.
Évidemment, leurs amis zoophiles furent touchés par tant de dévouement et d’affection et manifestèrent avec chaleur toutes leurs condoléances. Bientôt, plusieurs voulurent faire profiter à François et Françoise de l’impressionnante activité procréatrice de leurs protégés. Mais ceux-ci déclinèrent toutes ces offres: « Nulle créature ne pourra remplacer Fido dans nos cœurs », argumentèrent-ils. On n’insista pas.
Ils ne tardèrent pas à procéder à un grand ménage pour faire disparaître toute trace du chien. Ils attendirent que l’affaire se tasse, puis s’oublie. On n’entendit bientôt plus parler de Fido.
Et François et Françoise furent bien débarrassés.
[Ce texte date des années 1990. Ah, là là, comme le temps passe.]