12 mars 2023

12 mars — Éphémérides



Intronisation du pape Urbain II (1088).

Naissance de Jack Kerouac (1922).
Naissance de Thérèse Lavoie-Roux (1928).

Mort d’Anne Frank (1945).
Mort de Charlie Parker (1955).
Mort de Jean-Paul Riopelle (2002).

Fête nationale de la république de Maurice.

Saint du jour : Saint Innocent Ier (Pape de 401 à 417).



(Source : Wikipedia.)


11 mars 2023

Nous sommes dans le regret

        — Monsieur G*** ?
        — Oui, c’est bien moi, que se passe-t-il donc ?
        — Eh, bien, monsieur G***, nous sommes dans le regret de vous annoncer que…
        — Non ! N’en dites pas plus ! Je déteste les annonces, lesquelles, c’est inévitable, sont annonciatrices de calamités et d’apocalypses !
        — C’est-à-dire que…
        — Et voilà, déjà, je sens la vie qui me quitte, mon cœur qui s’arrête, mon âme qui flotte, je nous vois en plongée, désincarné que je suis. Je devine bien ce que vous êtes en train de m’annoncer : le cancer, la sclérose en plaques, l’alzheimer, tout ça.
        — Pas du tout, je…
        — Pas du tout ? Au contraire : bien sûr, assurément, c’est une évidence. Avouez donc, allez, avouez : c’est la fin, n’est-ce pas ? Tout s’est passé si vite, hier encore, je découvrais la vie.
        — C’est-à-dire que…
        — Stop ! Chut ! Je ne veux plus vous entendre ! Je ne vous écoute plus. La-la-la-la…
        — C’est que votre…
        — C’est que ma, c’est que mon, peu m’importe. Oubliez ce que vous vouliez me dire et regardez donc ces anges qui passent, regardez-les passer plutôt que de m’annoncer des âneries.
        — Mais il faut que je vous dise…
        — Croyez-moi : il ne faut rien du tout. Vous n’avez rien à me dire et je n’ai rien à entendre. Nada. Nichts. Niente. Nihil.
        — Vous ne comprenez pas. Il appert simplement que…
        — Oui, oui, bien sûr que ça apparoisse, que ça apparasse, que sais-je, ça n’a aucune importance. Appert que pourra.
        — Mais vous avez…
        — Bien sûr que j’ai. Je sais trop bien que j’ai. Tout le monde a ou tout le monde aura, un jour ou l’autre. Ça pousse en nous, ça se développe, ça se détraque, c’est inexorable. J’ai ceci, j’aurai cela, voire pire. C’est entendu, c’est inévitable.
        — C’est que…
        — N’insistez pas. J’avance les yeux ouverts. Je vois la route, je suis conscient de la direction générale qu’elle prend, l’évidence de sa finitude. Non, rien de rien, non, je ne regrette rien. Enfin, presque rien.
        — Mais…
        — Taisez-vous, malheureuse, et laisser moi me faire dévorer par le malin, par le mélanome, par la mélancolie, par la mort. Déjà, attirées par l’odeur du sang, les corneilles tournoient au-dessus de ma tête, je ne suis plus que l’ombre de moi-même, l’ombre de son ombre, l’ombre de sa main, l’ombre de…
        — Monsieur G***, écoutez-moi. Écoutez-moi. Le pantalon gris que vous nous avez laissé lundi, celui avec une grande tache d’encre. Eh, bien la tache ne part pas. C’est une tache tenace, une encre indélébile : rien à faire, aucun des procédés que nous employons dans notre établissement n’est venu à bout de cette tache. Nous en sommes navrés. Votre pantalon est ici. Nous ne vous facturerons évidemment aucuns frais pour ce morceau. Et voilà le reste de vos vêtements, dûment nettoyés et pressés.
        — Ah. Le pantalon. D’accord. Vous m’avez fait peur.
        — Ce n’est rien. Ce sera vingt-neuf et quatre-vingt-quatre.
        — Bien sûr. Je vais payer par carte.
        — Voilà.
(Bip!)
        — Bonne soirée, monsieur G***.
        — Oui, c’est cela. Merci pour tout. Adieu.

4 mars 2023

Le printemps sait se faire attendre



Après une belle journée ensoleillée vendredi, ce matin, il neige. Chute drue de petits flocons présentant un angle de trente degrés. Environnement Canada nous a sorti le dramatique bandeau rouge « Avertissement de neige », mais n’annonce pour aujourd’hui qu’un modeste cinq à dix centimètres, « sauf 15 cm sur le secteur sud-ouest », ce qui est un peu vague. On verra.

Avec la neige fraîche tombée plus tôt cette semaine, ça ne trompe pas : les cerfs spectraux sont de retour. Hier, leurs pistes étaient bien visibles, zigzagant sur le terrain et dans le petit boisé derrière le chalet. Jamais on ne les voit eux-mêmes, bien sûr, c’est le propre des fantômes. Il y a des traces de sabot et des pistes de cerf tout l’hiver dans le coin, mais rarement si près du chalet, il me semble. Peut-être les pauvres bêtes, d’un naturel farouches, sont-elles affamées en cette fin d’hiver et errent-elles dans les quartiers plus résidentiels à la recherche de nourriture ? (En fait, je triche : l’autre soir, après le coucher du soleil, je suis sorti en voiture et j’ai surpris deux chevreuils dans la rue et qui ont vite fait de piquer sur le terrain d’un voisin. J’ai à peine eu le temps de les apercevoir, mais j’ai enfin eu la preuve que les cerfs spectraux du quartier sont bien réels.)

Les canards se font rares, l’hiver ; je ne leur en veux pas d’aller se faire voir en des lieux plus douillets. Hier après-midi, en faisant une petite marche, j’ai vu voleter dans le ciel un canard solitaire qui se déplaçait au petit bonheur en battant furieusement ses petites ailes. Je me suis dit qu’il devait s’agir d’un de ces colverts qui habitent non loin toute l’année. Continuant mon chemin, j’ai justement pu constater que ses (supposés) congénères se trouvaient à leur lieu de rassemblement habituel lorsque je suis passé sur le ponceau qui permet au chemin d’enjamber le ruisseau. Ils étaient une demi-douzaine peut-être à se tenir immobiles et un peu ridicules sur la partie glacée du ruisseau, comme à attendre que l’hiver passe. Je les imaginais grelotter et claquer des dents. (Il faisait à peine moins deux et je vous ferai grâce de vous imposer ici l’expression froid de canard pour faire de l’effet.)

Poursuivant ma promenade, quelques pas plus loin, j’ai entendu un duo de cardinaux rouges qui marquaient chacun leur territoire en répétant leur chant qui ressemble à une alarme de voiture ou au son d’un jouet électronique. J’ai eu beau les chercher du regard à la cime d’un bouquet de cèdres et au faîte d’un pin blanc d’où provenait leur chant respectif, rien à faire, ils demeuraient invisibles. J’en ai conclu qu’il s’agissait assurément de cardinaux fantomatiques. (On n’est pas à un animal spectral près, dans le coin.)

Depuis quelques jours, l’hiver s’accroche. Malgré tout, c’est le mois de mars et l’angle avec lequel tombent les rayons du soleil (lorsqu’il fait soleil) nous procure de l’espoir. Tout ce qui est mort ou endormi sous la neige reprendra bientôt vie. Les oiseaux reviendront. En attendant, l’hiver nous fait des pieds de nez et le printemps se fait attendre.


28 février 2023

Votre époque

Monsieur G***,

nous vous remercions de nous avoir fait parvenir votre manuscrit intitulé [titre] il y a cinq ans. Nous nous excusons de la réponse tardive, notre équipe est pour le moins débordée compte tenu du nombre de soumissions que nous recevons chaque mois.

Malheureusement, votre manuscrit ne correspond pas à nos orientations éditoriales actuelles. Pour tout dire, et comme vous devez le savoir, le concept de roman n’existe plus de nos jours, ni celui de littérature telle qu’on l’entendait sans doute à votre époque.

N’hésitez pas à nous soumettre vos propositions d’installation vidéo ou de performances bruitistes. Nous sommes également ouverts aux concepts de dialogues non narratifs générés à l’aide de l’intelligence artificielle.

Cordialement,

[Nom de la maison d’édition]


27 février 2023

Autofiction

 

(Source: Rijksmuseum)


Je suis je, dès les premiers mots.

Je suis mes cinq sens grand ouverts, et la réalité prend forme parce que je perçois ce qui m’entoure. La vérité est ma vérité. La vie est ma vie, je la capte et je la ressens en continu, je la stocke dans ma mémoire. La vie — ma vie — est une soupe primordiale qui me remplit, qui est faite de moi et de la perception de ce qu’est pour moi le reste, c’est-à-dire l’extérieur de moi. Le monde se déploie autour de mon être et j’en suis le centre. Tout gravite. Le point de vue est unique, la caméra est subjective. Tout n’existe qu’à travers moi. 

Je me regarde. Mes mains, mes bras, mes pieds, mes jambes, mon ventre. Mon nombril, bien sûr. Mon sexe. D’autres parties de moi, si je me contorsionne. Et mes poils, mes rides, la texture de mon épiderme, l’éclat particulier de mon iris. Parfois, j’admire mon visage, je me souris dans un reflet, dans un écran, dans un autoportrait et je capte un peu de ce que le monde — mon monde — voit de ma personne. La lumière se reflète sur ma peau, sur ma chevelure, sur mes vêtements, les rayons rebondissent dans toutes les directions, me révèlent et me permettent d’exister dans l’espace, de l’occuper, de briller comme un soleil, alors que l’univers est baigné de mon énergie, nourri par ma personne et attiré par moi selon une force inversement proportionnelle au carré de la distance.

J’entends le son de ma voix à travers les os de mon crâne, je perçois les intonations, la chanson de ma parole. Je m’exprime. L’air vibre et les ondes sortent de ma gorge, de ma bouche, elles se dispersent dans l’air qui m’entoure, entrent par mes conduits auditifs. Je m’entends. Je m’entends bien avec moi-même. L’histoire que je raconte est mon histoire. Je suis mon premier public. Seule ma voix porte, seule ma voix compte.

Je sens et je goûte. Les effluves chatouillent mon nez et ma langue, porteuses de sensations agréables ou déplaisantes, faisant parfois renaître la mémoire enfouie d’expériences passées. Je hume et je consomme l’univers, je m’en nourris puisqu’il n’existe que pour me procurer la satiété. Le vent dans l’herbe et dans les feuilles, le parfum végétal, le bruissement doux, le fruit que je porte à ma bouche : tout cela n’existe que pour moi. L’arbre qui tombe dans la forêt quand je n’y suis pas ne peut pas produire de bruit ; comment pourrait-il tomber ? il n’existe même pas en mon absence.

J’aime me caresser, j’aime qu’on me touche, recevoir des caresses. Les objets qui m’entourent, leur matérialité, leur texture et la pression qu’ils exercent sur ma peau sont un rappel constant de mon existence, de ma substance, du caractère étranger de ce qui est hors de moi. Cette volupté ressentie est la preuve que je suis au centre de tout. Comment pourrais-je envisager autrement l’univers ? Mon regard n’est pas dans les yeux des autres, mon ouïe n’est pas dans leurs oreilles, ma peau n’est pas sur leur corps.

Il me faut me raconter et il faut qu’on m’écoute. Je n’y peux rien ; j’ai besoin d’attention. C’est une nécessité. Je me regarde écrire et j’aime ça ; le roman s’écrit tout seul et il faut qu’il soit lu. Toute fiction est mienne, ma biographie est la seule histoire qui vaille ; je suis une personne si spéciale. Dans le choix des mots, je fais parfois semblant de brouiller les pistes, mais il n’y a rien à brouiller, aucune autre piste que le long chemin qui depuis le Big Bang mène à moi, ma vie, ma personne, mes perceptions, mes sentiments. Car c’est ma voix qui parle par la bouche des autres personnages, ils me donnent la réplique, me mettent en valeur. Je suis l’acteur principal et le metteur en scène. Je suis l’auteur et sa fiction. Je suis l’œuvre et son sujet, la forme et le fond. Je suis le dieu, le pape et le plus fervent disciple de ma religion. Je suis le cosmos et je prends de l’expansion. Je suis la première personne, singulière, unique.

Et jusqu’au point final, voire au-delà, je serai je.